mardi 8 septembre 2015

L’adage selon lequel l'"argent est le nerf de la guerre" et que les hommes et les armes forment l'autre volet, est confirmé une fois de plus par la situation de l’économie ukrainienne. Celle-ci, ravagée par la guerre civile dans l’est du pays, a chuté de 14,7% sur un an et au deuxième trimestre 2015 (chiffres publiés mi-août par le Service national de la statistique). Le produit intérieur brut ( PIB ) ayant déjà chûté de 17,2% de Janvier à Mars.

La situation est pire que celle de l’an dernier, quand, malgré la crise politique et l’annexion de la Crimée, le PIB n’avait cédé « que » 4,5% au deuxième trimestre. La Banque nationale d'Ukraine prévoit une contraction de 9,5 % sur l’ensemble de 2015 après - 6,8% en 2014. L’Ukraine a obtenu un plan d’aide de 40 milliards de dollars de ses alliés occidentaux, Fonds monétaire international en tête. Ce programme comprend un effort de 15,3 milliards de dollars auquel devaient consentir les créanciers privés de Kiev. Ces derniers n’ont donné leur accord que fin Août, après cinq mois de négociations, acceptant finalement d'effacer le 20% de la dette, soit environ 3,6 des 18 milliards de dollars, et d’étendre la période de remboursement jusqu'à 2019.

Le pessimisme n’a pas pour autant disparu de la scène : les agences de notation Standard & Poor's et Fitch ont jugé que l'Ukraine n’a pas encore résolu tous ses problèmes et qu'elle se dirige vers une crise des paiements. « Un défaut de paiement de l'Ukraine sur la dette en devises étrangères de son gouvernement constitue pour nous une certitude virtuelle », a jugé S&P dans un communiqué. L'agence a maintenu la note de l'Ukraine à " CC ", alors que Fitch l'a abaissée à " C ", soit un seul cran au-dessus du défaut de paiement.

Sur le plan politique, la guerre a provoqué une consolidation des opinions pro-occidentales : si l’on doit croire aux sondages, ce ne serait plus qu’une faible minorité des citoyens qui souhaiterait une union économique avec la Russie dans le cadre de l’Union Eurasienne, alors qu’au début des troubles c’était une majorité – désavouée par la suite par la foule du Maïdan avec la sympathie quelque peu intéressée de l’Occident.

Si l’orientation occidentale du pays semble désormais bien établie, la dialectique politique n’en est pas pour autant éteinte. La lutte est tous azimuts et ne s’appuie pas que sur des méthodes orthodoxes ; un âpre combat se déroule aujourd’hui pour le contrôle des leviers économiques, car si la guerre se fait par l’argent, la politique en est la continuation par encore plus d’argent – que Clausewitz nous pardonne l’emprunt forcé de son célèbre aphorisme.

C’est dans ce cadre de confrontation politique acharnée qu’une accusation explosive fait aujourd’hui basculer le président de l’Ukraine Pétro Porochenko. Un juge en cavale inculpé d’ingérence dans le fonctionnement du mécanisme judiciaire, a mis en ligne sur YouTube une vidéo faisant état d’interventions “ incessantes “ de Porochenko pour "plier" la justice à ses intérêts privés ou politiques. Le scandale secoue la vie politique ukrainienne et pourrait coûter à Porochenko l’appui des pays occidentaux.

À l’heure actuelle, Anton Tchernouchenko, ex président de la Cour d’Appel de Kiev, est frappé d’un ordre d'arrestation pour entrave à la justice. Prendre la clé des champs, c’est déjà agréable, mais garder également celle de YouTube c’est encore plus malin. D’après Tchernouchenko, Oleksiy Filatov aurait fait pression sur lui pour obtenir des arrêts favorables à Porochenko. Avant de devenir le président de l’Ukraine, celui-ci était un grand entrepreneur dont l’empire industriel était centré sur la confiserie de “ Rochèn ” mais s’étendait également aux BTP (à des chantiers) et à des chaînes de télévision.
La reconstitution des faits par le juge Tchernouchenko dessine le portrait d’une Ukraine en proie à des luttes acharnées pour le pouvoir, non seulement dans la politique mais aussi dans l’économie. Ces luttes seraient menées avec des moyens légaux aussi bien que criminels ; la loi serait "adaptée" (pliée) sans cesse aux exigences des factions en présence. L’inculpation de Tchernouchenko serait elle-même une punition pour le refus du juge à suivre les instructions de Filatov visant à frapper les ennemis du président.

Chronologie des événements : le 20 Juin, des inconnus masqués occupent le siège de la Cour d’Appel, coupant les communications avec l’extérieur. Que sont-ils venus faire ? On l’ignore. On remarque cependant que leurs uniformes comportaient notamment des badges à tête de mort de la “ falangista ”, le 22 Juin, lors d'une perquisition dans le bureau du juge, une somme de 6.500 dollars en espèces y est découverte – ce qui équivaut à trente mois de rémunération d'un salarié moyen ukrainien! Tchernouchenko a par la suite expliqué qu’il conservait cet argent pour payer une intervention de chirurgie dentaire... Qu’importe : le procureur général Vikor Chokine obtient de la Rada (le Parlement ukrainien) une suspension de l’immunité de Tchernouchenko, et établie un mandat d'arrestation à son encontre. Le 2 juillet, le juge-inculpé ne se présente pas à son bureau. il est en "cavale". Où est-il ? Il n’a pas quitté l’Ukraine et des sources policières disent savoir où il est. Le fait demeure qu’il n’est toujours pas appréhendé – tandis que les inspecteurs qui ont travaillé sur le fichier ont été poursuivis en justice pour violation de la loi sur le secret des enquêtes.

C’est à ce point qu’intervient le tout-puissant YouTube. La voix du "fuyard" en cavale parle haut et fort, le juge veut prendre sa revanche. L’inculpation, dit-il, est arrivée tout juste avant la séance pour évaluer la saisie des installations de Naftohazvydobuvannja, le producteur national numéro Un de gaz. Filatov, assistant du président Porochenko, avait “ suggéré “ à Tchernouchenko de ne pas s'opposer à la saisie, même s’il la jugeait illégale, ce que Tchernouchenko avait refusé et la saisie de se poursuivre.

D’après le quotidien Pravda Ukraïny, Tchernouchenko a raconté avoir été convoqué plusieurs fois au siège de l’Administration du Président, où Filatov lui aurait donné des instructions détaillées sur des procès criminels en cours. Au moment de son inculpation, Tchernouchenko avait déjà "torpillé" deux tentatives de saisie du patrimoine de Naftohazvydobuvannja, d’où la réaction du Procureur Général – du moins d’après la vidéo du juge.

Naftohazvydobuvannja n’est pas n’importe quelle entreprise. Elle est contrôlée par Rinat Akhmetov, un oligarque que la revue Fortune a mis en 216 ème position dans la liste des homme les plus riches de la planète. Son patrimoine s'élèverait à 6,5 milliards de dollars. Akhmetov non plus n’est pas le premier venu. Ses moyens financiers importants font de lui une puissance politique aussi bien qu’économique. Il a été longtemps actif dans la politique, adhérant au Parti des Régions prônant le fédéralisme et la proclamation du russe en tant que deuxième langue officielle de l’Ukraine. Une partie des régionalistes s’est ralliée avec les deux “ républiques “ séparatistes du Donbass, alors qu'Akhmetov, lui, s’est rangé au côté des unitaristes. Il ne fait aucun doute que son action, voire même son existence, reste irritante pour Porochenko dont l'autorité est en train de se renforcer en Ukraine, éclipsant même le charismatique Volodymyr Klytchko.

Cette lutte contre l’influence d’Akhmetov n’est pas sans victimes, car de toute évidence, elle ne se déroule pas dans le vide de La Guerre des étoiles. La saisie des installations de Naftohazvydobuvannja pourrait interrompre la production dans les deux gisements qu’exploite le géant gazier. Valentine Zemljans'kyj, un expert du secteur énergétique, vient de déclarer a Holos.ua que même avant la saisie, la production de gaz était insuffisante pour ravitailler le pays pendant la période hivernale, et qu’on pouvait s’attendre à de graves problème en ce domaine vital. L’arrêt de la production chez Naftohazvydobuvannja serait donc néfaste pour l’économie, la vie de la population et – évidemment – pour la poursuite conduite de la guerre civile. La situation serait très grave si cela était le résultat d’une initiative illégale du président Porochenko.

Paolo Brera